L’Écosophie, Qu’est-ce Que C’est?

(Reprint of a -great- 2015 article from The Conversation that I don't want to lose)

L’Ă©cosophie ou deep ecology est, dans une large mesure, l’Ɠuvre d’un seul homme : Arne Naess (1912-2009). Figure philosophique majeure en NorvĂšge, Arne Naess est l’auteur d’une Ɠuvre volumineuse qui lui aura valu une reconnaissance internationale et un certain nombre de distinctions honorifiques en tant qu’intellectuel, pacifiste, rĂ©sistant de la Seconde Guerre mondiale et militant de la cause Ă©cologique. L’Ă©laboration de la deep ecology constitue la derniĂšre Ă©tape d’une longue vie de labeur, au cours de laquelle le philosophe se sera consacrĂ© successivement Ă  l’empirisme sĂ©mantique, Ă  la philosophie des sciences, Ă  la logique et Ă  la philosophie de la communication, Ă  l’Ă©tude de la doctrine des sceptiques grecs, de la pensĂ©e de Baruch Spinoza, de Gandhi.
La deep ecology dĂ©signe principalement deux choses sous la plume d’Arne Naess : une philosophie de l’environnement, et un mouvement sociopolitique qui dĂ©termine les lignes directrices d’un engagement des citoyens en faveur de l’environnement.

Un monde sans division

À l’origine, prĂ©tend Arne Naess, rien n’existe si ce n’est un champ relationnel. Nous avons l’habitude d’introduire des distinctions, de dĂ©couper le tissu de l’expĂ©rience, en isolant ici un « objet », lĂ -bas un « sujet », ici quelque chose qui « vit », lĂ -bas quelque chose qui est « inerte », etc. On admettra aussi qu’il peut y avoir des relations entre un « sujet » et un « objet », entre un « sujet » et un autre « sujet », entre l’« inerte » et le « vivant », mais l’on dira que la relation n’est pas trĂšs importante, qu’elle est accidentelle, contingente, parce que ce qui existe rĂ©ellement existe toujours de maniĂšre sĂ©parĂ©e.
À l’inverse, Arne Naess dĂ©fend l’idĂ©e que rien n’existe de maniĂšre sĂ©parĂ©e, qu’une chose n’existe qu’en vertu des relations qu’elle soutient avec le milieu dans lequel elle est plongĂ©e. Il existe un seul monde, sans division, parcouru de bout en bout de relations, peuplĂ© de termes relatifs les uns aux autres, de telle sorte que toutes les distinctions que l’on introduit aprĂšs coup constituent des falsifications de l’expĂ©rience telle qu’elle est donnĂ©e.

Arne Naess donne un exemple Ă©clairant pour montrer qu’il n’y a pas de diffĂ©rence entre ce que le monde est et la façon dont nous en faisons l’expĂ©rience (Naess, 2012). Si nous contemplons la mer par un jour de mauvais temps et que nous nous disons Ă  nous-mĂȘmes : « la mer est grise ». L’on dira que, en l’occurrence, considĂ©rĂ©e en elle-mĂȘme, la mer n’est pas grise : elle n’est ni grise, ni verte, ni bleue, parce qu’elle n’a pas de couleur du tout. Ce que nous appelons une « couleur » n’existe pas dans la nature. Tout ce qui existe et que nous prenons pour des couleurs ne sont que des ondes Ă©lectromagnĂ©tiques transversales qui, lorsqu’elles frappent un oeil humain, Ă©branlent des fibres nerveuses Ă  l’intĂ©rieur de l’oeil et finissent par ĂȘtre enregistrĂ©es par le cerveau comme sensation de telle ou telle couleur.

L’on dira encore qu’il faut bien distinguer entre ce que les choses sont en elles-mĂȘmes (les qualitĂ©s premiĂšres des choses), et ce dont un sujet fait l’expĂ©rience Ă  leur contact comme Ă©tant leur couleur, leur chaleur, leur odeur, etc. (qualitĂ©s secondes), lesquelles n’existent pas vraiment puisqu’elles dĂ©pendent de notre appareil de perception. Arne Naess considĂšre que c’est exactement le contraire qui est vrai : les qualitĂ©s premiĂšres des choses (leur forme, leur grandeur, tout ce qui est susceptible d’ĂȘtre mathĂ©matisĂ©) sont de pures constructions intellectuelles, tandis que les qualitĂ©s secondes, elles, existent vĂ©ritablement.

Tout est relation


andres musta/flickrCC BY

La gĂ©omĂ©trie du monde n’est pas dans le monde, mais les qualitĂ©s sensibles sont rĂ©elles, prĂ©cisĂ©ment parce que ce sont des propriĂ©tĂ©s relationnelles, qui Ă©mergent de la rencontre entre un sujet et un objet. Arne Naess va Ă©galement s’efforcer de montrer que l’on peut dire la mĂȘme chose des jugements de valeur que l’on prononce au sujet des choses. Les valeurs sont rĂ©elles parce qu’elles ne sont pas indĂ©pendantes de l’objet qui est Ă©valuĂ©, il s’agit lĂ  aussi d’une propriĂ©tĂ© relationnelle. Tout ce qui est de l’ordre de la relation ou du processus dĂ©termine en tant que tel une position d’existence.
Quel est le bĂ©nĂ©fice de ce genre de spĂ©culation pour l’Ă©laboration concrĂšte d’une philosophie de l’environnement ? Si l’on parvient Ă  montrer qu’il n’y a pas de rupture entre la maniĂšre dont nous expĂ©rimentons le monde et ce qu’il est vĂ©ritablement, alors toute atteinte portĂ©e contre le monde constitue une atteinte portĂ©e contre soi-mĂȘme. DĂ©truire la nature, c’est appauvrir l’expĂ©rience que nous faisons du monde, c’est dĂ©chirer le tissu mĂȘme de l’expĂ©rience : moins il y a de choses dont nous pouvons faire l’expĂ©rience dans leur diversitĂ© et dans la multiplicitĂ© des qualitĂ©s qui sont les leurs, et plus notre propre vie se rabougrit, se recroqueville comme un escargot dans sa coquille, parce qu’il n’y a plus de dehors.
L’idĂ©e d’Arne Naess est de lier la protection de la nature, dans la diversitĂ© de ses composantes, Ă  l’accomplissement de soi, Ă  ce qu’il appelle la rĂ©alisation de Soi. Les ĂȘtres humains sont d’autant plus tout ce qu’ils peuvent ĂȘtre que la nature s’Ă©panouit dans la richesse inĂ©puisable de ses composantes. Il faut Ă©largir le champ relationnel d’expĂ©riences, faire en sorte que les relations se multiplient, qu’elles se croisent, se prolongent, s’interpĂ©nĂštrent, ce qui implique de porter la nature Ă  son plus haut degrĂ© d’Ă©panouissement. Moyennant quoi cette position mĂ©taphysique permet effectivement de dĂ©terminer un programme Ă©cologique.


Retrouvez ce texte dans son intĂ©gralitĂ© en consultant l’ouvrage collectif « Guide des humanitĂ©s environnementales » (Ă©ditĂ© par AurĂ©lie ChonĂ©, Isabelle Hajek et Philippe Hamman, Presses universitaires du Septentrion, 640 p., 40 €), 2015.

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